Curia comitis
: Participation politique des élites et pouvoir princier dans le comté de Flandre (1071-1191)

Student thesis: Doc typesDocteur en Histoire, histoire de l’art et archéologie

Résumé

Le XIIe siècle est considéré, depuis la fin des années 1920 et les travaux de Ch. Homer Haskins, comme un siècle de renaissance sur de nombreux plans – culturel, religieux ou économique –, mais se révèle surtout être un temps de profondes mutations politiques. L’Occident médiéval observerait une progressive consolidation du pouvoir princier et, grâce au développement d’une cour centrale et d’un appareil bureaucratique, la naissance de ce que d’aucuns ont appelé l’État. Ces constructions étatiques élémentaires reposeraient essentiellement sur la projection d’un pouvoir personnel sur des lieux centraux comme les châteaux, points d’appui essentiels du pouvoir princier, mais surtout sur le contrôle des fidélités aristocratiques. Cette thèse a pour objectif d’étudier l’évolution de ces rapports de pouvoir entre prince et élites afin de voir s’ils tendent effectivement vers cette hypothèse de leur territorialisation et bureaucratisation.
Le choix du comté de Flandre, entre la prise de pouvoir de Robert le Frison en 1071 et la mort de Philippe d’Alsace à Saint-Jean d’Acre en 1191, comme terrain d’investigation s’est vite avéré comme une évidence pour de multiples raisons, mais surtout pour la conservation exceptionnelle d’un des plus importants corpus de chartes princières du XIIe siècle – 987 au total – qui soit parvenu jusqu’à nous. Or, ces chartes comtales représentent l’essentiel, pour ne pas dire l’intégralité, des sources nécessaires à l’approche développée. Plus précisément, ce sont les listes de témoins de ces actes qui constituent le socle heuristique de cette étude. Rassemblant des individus d’horizons divers, les listes de témoins offrent un instantané de l’entourage princier à un moment donné et permettent ainsi d’entrevoir qui entre en contact, au moins ponctuellement, avec le prince et les autres membres de la curia.
L’un des principaux angles de réflexions a été de développer une méthodologie qui soit à la fois efficiente et scientifiquement pertinente pour rentrer au cœur des réalités curiales de la Flandre du XIIe siècle. Trois approches différentes, mais complémentaires, ont pour ce faire été combinées, à savoir une étude prosopographique classique, un examen statistique approfondi et une analyse de réseau. La mise en œuvre de ce dernier outil, via le logiciel Gephi, a d’ailleurs été un point d’attention majeur de cette étude. Il en ressort que, à l’exception des représentations graphiques générées – au mieux inutiles, au pire trompeuses –, les différentes métriques calculées par le logiciel se révèlent particulièrement intéressantes. Moyennant une critique serrée des résultats, elles apportent un éclairage supplémentaire et une réelle nuance aux analyses prosopographiques et statistiques. En dehors de cet aspect méthodologique, les conclusions de l’étude peuvent être résumées comme suit.
L’évolution de la cour de Flandre au cours du XIIe apparaît comme un immense paradoxe. Depuis Robert le Frison, l’intégration de l’aristocratie de la principauté dans leur entourage est un moteur de l’action des comtes et le fondement de leur autorité, comme l’illustre l’action de Thierry d’Alsace (1128-1168), qui attire progressivement autour de lui les forces vives du comté de Flandre. Les continuels réajustements de l’entourage comtal sont rythmés par les convulsions politiques, qu’ils permettent d’amortir, et mettent en évidence la nécessité de maintenir l’équilibre des sensibilités aristocratiques. Parmi d’autres causes, l’isolement politique de Charles le Bon (1119-1127), qui n’avait d’ailleurs rien fait pour y remédier, à l’aune de l’année 1127 mène sans doute à son assassinat le 2 mars de cette année. Si le processus d’intégration aristocratique n’a pas été un fleuve tranquille, à la mort de Thierry d’Alsace en 1168, l’autorité comtale est à son faîte, au terme d’intenses efforts d’adaptation et de compromis.
Or, paradoxalement, son épanouissement sous Philippe d’Alsace (1168-1191) s’effectue dans la désintégration de cet entourage. La curia comitis au sens extensif, telle qu’elle apparaît sous le comte Thierry, n’est plus le centre de la politique comtale, laissant place à un petit groupe de conseillers, dans lequel Philippe d’Alsace vient piocher les ressources humaines nécessaires à ses projets de proto-représentation de son pouvoir. L’équilibre relationnel entre le prince et son aristocratie repose maintenant sur un lien plus lâche et lointain. Les élites reconnaissent l’autorité du comte aussi longtemps que celui-ci ne vient pas trop s’immiscer dans leurs affaires, tout comme ils acceptent a priori les évolutions de la politique comtale en matière de représentation du pouvoir. La cour comtale marque le renversement des rapports de pouvoir entre le comte de Flandre et ses élites, et la modification du point d’équilibre relationnel entre ces deux entités politiques. Le pouvoir des comtes s’est construit au travers de leur entourage, mais son évolution ne peut s’accomplir qu’au prix de son implosion.
Sur un plan plus transversal, il apparaît que les interactions entre le comte et les élites de la principauté restent personnelles et individualisées et ne se réalisent pas au travers d’un lien abstrait, familial ou institutionnel. Dans le comté de Flandre du XIIe siècle, le dialogue politique entre le prince et ses élites, laïques ou ecclésiastiques, se réalise au travers de l’entité individuelle que représente chaque seigneur ou prélat et non par le biais de cette abstraction que serait un lien familial ou institutionnel. Ces rapports de pouvoir se réévaluent et se renouvellent continuellement, au gré des circonstances politiques et des successions comtales ou seigneuriales, si bien qu’ils peuvent être considérés comme strictement personnels.
L’entourage constitue le cœur du pouvoir des comtes de Flandre, mais la formation du réseau politique ne se suffit pas à elle-même. Pour être efficient, il est nécessaire que ce réseau soit opérationnel. L’opérationnalité, notion qui rejoint partiellement le capital social bourdieusien, suppose que l’individu avec lequel le comte se lie soit prêt à mettre ses ressources personnelles en action au profit du prince dans une situation donnée. Les observations qui ont été effectuées montrent une corrélation, somme toute logique, entre intensité de la relation et son opérationnalité. En d’autres termes, plus le lien est fort, plus la relation est opérationnelle, mais le bénéfice à en tirer se révèle moindre. Par ailleurs, un lien de faible intensité ne signifie pas automatiquement que la relation n’a aucune ressource à apporter au comte de Flandre, au contraire. Ces liens faibles peuvent au contraire se révéler fort utile, apportant souvent un bénéfice plus grand au comte. Si les bénéfices que tire le comte de Flandre de cette relation sont importants, celle-ci est également beaucoup plus fragile. Reposant seulement sur un socle d’intérêts communs trop ponctuels (par exemple un ennemi politique commun), le lien en ressort fragile et instable dans le temps. Progressivement, la relation peut se déséquilibrer, penchant de plus en plus vers l’un des deux protagonistes, et se disloquer. Un lien faible peut néanmoins se révéler bénéfique pour le comte de Flandre, notamment quand il est employé de manière plus ponctuelle. Le coût, compris plus extensivement qu’en monnaies sonnantes et trébuchantes, est aussi beaucoup plus élevé pour le comte pour activer un lien faible. Son activation peut être dépendante de multiples facteurs, sur lesquels l’emprise du comte peut parfois être limitée. En résumé, l’opérationnalité d’un lien fort s’avère plus stable et facilement activable, mais son impact va être moindre, tandis que celle d’un lien faible se révèle instable et activable seulement sous condition, mais son impact semble être plus fort.
Pour conclure, cette thèse cherche avant tout à ouvrir de nouvelles perspectives de recherche et à proposer un regard neuf sur les entourages princiers du Moyen Âge central. La cour comtale flamande n’est pas une structure sociale monolithique ou une institution gouvernementale abstraite, mais bien un enchevêtrement d’une multitude de dyades relationnelles, dont le comte est le point névralgique. C’est la compréhension des dynamiques entre ces différentes relations individuelles – entre le prince et ses curiaux, mais aussi entre les curiaux entre eux – qui permet de saisir toute la subtilité des rapports de pouvoir entre les différents protagonistes. Ces relations réciproques, malléables et fluides, doivent d’abord se comprendre empiriquement dans le temps court avant d’essayer de prudemment les replacer dans le paysage plus global de la société politique du comté de Flandre. Dans cette optique, les hommes et les femmes qui composent ce réseau politique doivent être replacés au centre du discours historique, car c’est ainsi qu’émerge la réelle substance d’un entourage comtal continuellement animé par les actions individuelles et la conjoncture sociopolitique. Loin d’être un simple assemblage de relations, l’entourage politique des comtes de Flandre du XIIe siècle est une microsociété en elle-même où se joue et se déjoue les rapports de pouvoir au travers des liens interpersonnels entretenus par le comte avec les élites de sa principauté.
la date de réponse11 déc. 2024
langue originaleFrançais
L'institution diplômante
  • Universite de Namur
SponsorsFond National de la Recherche Scientifique FNRS
SuperviseurJean-Francois Nieus (Promoteur), Christophe Flament (Président), Els De Paermentier (Jury), Xavier Hélary (Jury), Nicolas Ruffini-Ronzani (Jury), Benoît-Michel Tock (Jury) & Nicholas Vincent (Jury)

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