Le projet a pour toile de fond une série de phénomènes spécifiques du modernisme telle qu’il s’est constitué entre la fin du 19e et le début du 20e siècle. Parmi eux, citons d’abord l'éclatement du moi et la découverte de sa multiplicité. Ce « moi décomposé » se vit confronté à un monde moderne devenu si complexe, lui aussi, que le moi ne put saisir de lui que des fragments. L’homme perçut le monde moderne comme décomposé. C’est ce qu’on a appelé « la crise de la perception ». Elle provoqua fatalement la crise de la langue, de l’instrument par lequel, jusque-là et naïvement, l’homme croyait s’expliquer le monde. À ces deux crises se rattacha une troisième, celle de la représentation : forcé de reconnaître que la langue ne dispose que d’une force de référence totalement arbitraire et donc instable, il devint impossible à l’homme d’exprimer son moi, dont il n’avait déjà plus qu’une perception brisée, ou de cerner le monde, qui ne lui échappait pas moins.
Aujourd’hui, nous savons que ces trois crises ont fonctionné comme catalyseurs, en incitant l’homme à les affronter et les dépasser d’une façon créative. Et ce furent avant tout les arts qui relevèrent ce défi : ils s’exposèrent aux risques de la découverte de l’inconnu, prenant au pied de la lettre le terme ‘avant-garde’. Ils furent les premiers à transformer, élargir et entremêler leurs modes de représentation respectifs, provoquant ainsi une sensibilisation inouïe de la perception du spectateur, lecteur, auditeur. De cette manière, ils convertirent ce qui semblait éclaté, brisé en une diversité fascinante et enrichissante. Paradoxalement, la défaite de la langue, qui est in fine celle de la littérature, stimula les auteurs à redécouvrir cette langue, à expérimenter librement avec elle, à explorer d’autres modes d’expression en s’associant aux arts voisins.
Voici en bref les conséquences de cette triple crise pour la littérature, mais il y en eut également de fondamentales pour le théâtre, qui est au cœur de notre projet commun. En effet, l’inadéquation du médium langue dévalorisa ce qui était jusqu’alors le paramètre central du drame : le dialogue. Elle remit aussi en question le théâtre, art de la représentation concrète par excellence – et avec celui-ci, la perception du spectateur. Les espoirs se portèrent à cette époque, au tournant du siècle, sur le corps humain dont le langage paraissait plus authentique et plus expressif que la langue. En témoignent l'intérêt intensifié de tous les arts pour la mime et la gestuelle, ainsi que le succès de la pantomime et de la danse moderne. Le corps de l’acteur se retrouva au centre d’un mouvement qui aspirait à révolutionner, à renouveler le théâtre – le mouvement de la « rethéâtralisation ». Celle-ci visait un théâtre qui se libérerait de sa soumission au texte dramatique, pour, en revanche, valoriser tous les moyens purement théâtraux. Le théâtre devrait enfin devenir un art en soi. Pour ce faire, le modernisme et les avant-gardes transformèrent leur théâtre en un art multi-média, en ayant recours
aux arts voisins tels l’architecture, la peinture, la musique ;
aux nouvelles techniques comme la mécanique et l’électricité ;
aux nouveaux médias comme la photographie, le phonographe et le film ;
à d’autres formes théâtrales qui étaient marginalisées par la société bourgeoise, notamment la pantomime, la danse libre, le cirque, le spectacle de variétés, le cabaret – certaines d’entre elles émergeaient vers 1900 ;
enfin, à des anciennes formes du théâtre européen que l’on avait oubliées, écartées ou supprimées. Parmi celles-ci : la danse dionysiaque et extatique, prédécesseur du théâtre de l’antiquité, le jeu des masques dans le théâtre grec, la commedia dell’arte, le théâtre de marionnettes, et bien d’autres encore.